Habiter poétiquement le monde
La pratique d’artiste de Carl Marquis a longtemps touché au design d’espace autant qu’à l’art, dans une sorte d’indétermination assumée. À présent, les enjeux artistiques ont pris le dessus, l’amenant à réaliser des projets situés dans des logiques davantage exploratoires.
Les moments essentiels qui nourrissent son travail sont tous liés à l’enfance, la sienne ou celle des enfants d’aujourd’hui. Élevé à la campagne, son aire de jeu n’avait rien à voir avec les espaces contraints des petits urbains. C’est en kilomètres que se mesurait son playground, tant l’étendue était large et ouverte au regard autant qu’à l’expérience. Son rapport au construit s’est noué également à une échelle plus restreinte : une construction réalisée en paille reste encore dans son souvenir comme une architecture immense et enveloppante, menaçante presque. Autre instant, plus récent, la vision d’un gamin sortant du métro rennais et se faufilant au coin de la rue dans le trou d’un mur pour rentrer chez lui… dans un squat. Le contraste violent entre le naturel de l’enfant dans la ville et ses probables conditions d’existence continue de l’habiter. Cette cristallisation autour d’un rapport étonné à ce qui nous entoure nourrit ses projets et le conduit à « observer le monde par le prisme de l’enfance ». La place du jeu est donc essentielle dans sa pratique. Pour autant selon Jacques Henriot, philosophe et spécialiste de la science du jeu, s’il « n’y a pas de matériel qui soit en lui-même et par lui-même ludique […] la seule “chose” qui soit à définir quand on parle de jeu est la forme de pensée, l’attitude mentale, la conscience singulière de celui qui découvre dans ce matériel et dans cette structure des occasions et des moyens de jouer 1». La logique de ses travaux propose pour les spectateurs-usagers de tous âges un rapport actif avec ses œuvres.
Il ne produit pas d’images ; cela n’est pas si fréquent pour un artiste. Ses travaux, des volumes, constituent souvent plutôt des variantes de l’existant. Déplaçant les standards, jouant avec ou contre eux, ils possèdent une sorte d’évidence visuelle autant qu’une « inquiétante étrangeté 2». Car, opérant un léger déplacement de l’usage des espaces, ils visent à interroger ce qu’il nomme des « manières d’habiter » et produisent un léger tremblement dans les habitudes : possibilité de s’étendre en public avant ou après le spectacle sur Plate-forme, un agencement de coussins marqués de l’esprit minimaliste, galopades en lignes proposées par Piste noire sur la terrasse d’une crèche hybridant piste d’athlétisme en tartan et… marelle, parcours en relief suggéré par le Labyrinthe ou usages à inventer pour Ligne brisée, dispositif à la croisée du castelet, du paravent et de la bibliothèque pour enfants. Pour autant, l’artiste ne solutionne pas des problèmes d’aménagement ; ses œuvres proposent plutôt de titiller des certitudes. Il joue des relations complexes entre le corps et les espaces construits, des rapports d’échelle qu’il distend parfois dans des inversions façon Alice au pays des merveilles. Réalité et imaginaire s’y entrelacent, floutant les limites convenues. Dans les interstices avec le connu s’ouvre l’imagination, stimulée par ce qu’il nomme le « potentiel fictionnel » de ses propositions. Et logiquement, l’écriture apparait maintenant comme composante de ses projets. Elle prend même une part croissante, sous formes de lectures performées comme Promenade ou Emma claque la porte, propositions qui renvoient au souvenir d’une expérience imprévue de lecture avec un groupe d’enfants. Dans ses écrits, les personnages franchissent le miroir, tantôt protagonistes de contes entremêlés tantôt individus au parcours plus contemporain. Le projet Le dortoir est ainsi fortement marqué de ce rapport à la fiction. Articulant installation, textes et bande son, il traite de l’exil, de l’inhabitable donc. Une petite fille est plongée dans un univers fantasmagorique dans lequel les avions… s’écrasent et les voyages de nuit dans des bateaux résonnent avec les images de l’actualité la plus tragique. Des lits de camp sont utilisés comme supports à des volumes géométriques colorés qui suggèrent des personnages présents dans les contes. Ces « évocations abstraites», marquées du minimalisme, proposent une vision décalée. Les textes lus en public comportent des pauses, tout comme la bande son, manière d’étirer le temps vécu, à l’image du temps du périple. Comme une réponse aux situations massives d’exil que vivent des populations pour lesquelles le prix à payer est hélas souvent celui de la vie, l’artiste propose une œuvre – malgré tout – optimiste, au sens où son titre pointe une lueur d’espoir dans un réel insupportable. Pas de dénonciation des travers de la marche du monde ni de militantisme, mais un travail empreint des réalités contemporaines qui structurent nos sociétés. Sans tragique, ni pathos, son travail se caractérise plutôt par la retenue et la rigueur, peut-être sa manière d’« habiter poétiquement le monde3».
Philippe Dorval
Rennes, juin 2017
1 Jacques henriot. Ce que jouer veut dire. In Jeux et jouets dans les musées d’Ile de France. (catalogue) Paris : Paris musées, 2004 (p34)
2 Concept développé par Freud en 1919 dans Das Unheimliche, ouvrage traduit sous le titre L’inquiétante étrangeté,
Essais de psychanalyse appliquée, Paris : Gallimard, 1976.
3 « Poétiquement habite l’homme sur cette terre », ver du poète Hölderlin, cité par Augustin Berque in L’habiter dans sa poétique première. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle. Berque, A de Biase, A, Bonnin, P. (dir.), Paris : éditions donner lieu, 2008 (p385)
Philippe Dorval est enseignant d’arts plastiques au Département Carrières sociales de l’Iut de Rennes, Université de Rennes1.
Ses publications portent sur l’art contemporain et sa réception.
http://blogperso.univ-rennes1.fr/philippe.dorval
Exposition « Là »
Galerie 5 et Maison de l’architecture, des territoires et du paysage Angers
19 décembre 2013 – 9 mars 2014
La Galerie 5 et la Maison de l’Architecture, des Territoires et du Paysage invitent Carl Marquis à investir leur espace d’exposition. Depuis le début des années 2000, son travail investit le champ de la sculpture et plus recemment ceux de l’écriture et de la performance. Ses projets questionnent la notion d’habiter, où la relation de l’enfant à l’espace tient une place essentielle. L’installation présentée à la galerie 5 est composée de trente trois mobiles à ressort en médium peint réalisés à partir d’une sélection de jouets. Les suspensions se déploient sans négocier avec l’espace, semblant ignorer le lieu et la présence du visiteur. Le travail de la lumière et les ombres traduisent le caractère scénique du dispositif. Une lecture performée, lors du vernissage, questionne les relations entre habiter et identité, à partir du texte “Promenade” qui emprunte sa forme au théâtre jeunesse. Dans une autre échelle à la Maison de l’architecture, à l’inverse d’Alice aux pays des merveilles, l’artiste invite à re-découvrir des objets symboliquement forts qui questionnent les périmètres dédiés aux enfants dans la ville. Quatre sculptures en médium (toboggan, maison, panneau de signalisation et trottinette) armées d’un slogan sont installées en ligne dans l’espace d’exposition. Chaque sculpture revendique une ville différente, idéalisée. Ici aussi le caractère scénique de l’installation est visible, la lumière joue un rôle important et crée un espace irréel. Les deux installations ont en commun un caractère fictionnel. A la galerie 5, le visiteur se trouve face à des chimères, à la MATP, il est confronté à une fiction sociale, une utopie.
Lucie Plessis/Galerie 5
Sandrine Prouteau/Maison de l’architecture, des territoires et du paysage
Décembre 2013